11

Consultant les papiers épars sur sa table, Félix Blau annonça :

— Il y a maintenant quinze heures qu’un vaisseau autorisé par l’ONU et appartenant légalement aux Produits K-Priss a atterri sur Mars et commencé sa première distribution de tablettes aux clapiers de Fineburg Crescent.

Leo Bulero se pencha vers l’écran et joignit les mains en disant :

— Y compris le clapier Chicken Pox ?

Félix Blau acquiesça d’un bref signe de tête.

— À l’heure qu’il est, reprit Leo, Mayerson aurait dû ingurgiter sa décoction brouille-cervelle et nous aurions dû avoir de ses nouvelles par le réseau de satellites.

— Je ne l’ignore pas.

— William C. Clarke est bien à son poste ? (Clarke était le juriste attitré des Combinés P.P. sur Mars.)

— Oui, dit Félix Blau, mais Mayerson ne l’a pas non plus contacté. Il n’a contacté personne. (Il repoussa la liasse de papiers.) C’est tout ce que je sais pour le moment.

— Peut-être qu’il est mort, fit Leo. Il se sentait déprimé et morose. Peut-être les convulsions ont-elles été si terribles que…

— Mais nous l’aurions su ; obligatoirement, l’un des trois hôpitaux de l’ONU aurait été averti.

— Où se trouve Palmer Eldritch ?

— Personne ici n’a réussi à le savoir. Il a quitté la Lune et s’est volatilisé. Nous avons totalement perdu sa trace.

— Je donnerais mon bras droit, fit Leo, pour savoir ce qui peut se tramer là-bas, dans le clapier de Barney.

— Pourquoi n’allez-vous pas sur Mars ?

— Merci, fit Leo aussitôt. Je ne bouge plus des Combinés P.P. après ce qui m’est arrivé sur la Lune. Vous ne pourriez pas envoyer sur place un de vos hommes ?

— Nous avons cette fille, Anne Hawthorne. Mais elle n’a pas non plus donné signe de vie. Peut-être ferai-je le déplacement, si vous ne voulez pas y aller.

— Ne comptez pas sur moi, fit Léo.

— Ça vous coûtera un paquet.

— D’accord. Je paierai. Mais au moins nous aurons un espoir. Pour l’instant, nous sommes strictement dans le cirage. (Perdants sur toute la ligne, songea-t-il.) Envoyez-moi votre facture, ajouta-t-il.

— Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous auriez à payer si je mourais sur Mars, s’ils réussissaient à m’avoir ? Mon organisation vous…

— Je vous en prie, dit Leo, n’en parlons plus. Qu’est-ce donc que cette planète Mars ? Un cimetière dont Eldritch est le fossoyeur ? Admettons. Palmer Eldritch a dû avaler Barney tout cru. À votre tour, maintenant. Allez au clapier Chicken Pox. (Il raccrocha.)

Derrière lui, Roni Fugate, sa conseillère attitrée pour la région de New York, avait tout écouté attentivement. En voilà une qui n’en perd pas une miette, se dit Léo.

— Vous avez bien enregistré ? lança-t-il d’une voix dure.

— Vous êtes en train de lui faire exactement ce qu’il vous a fait.

— Qui ça ? Quoi ?

— Barney avait peur de vous suivre lorsque vous avez disparu sur la Lune. Maintenant, c’est vous qui…

— Ce serait de la folie, dit Leo. J’avoue que Palmer Eldritch m’a fait tellement peur que je n’ose pas mettre le bout du nez hors de cet immeuble. Tout ce que vous dites est exact. Mais je n’irai pas sur Mars.

— Seulement, susurra Roni, personne ne vous mettra à la porte, comme Barney.

— Je me suis déjà mis à la porte. À l’intérieur de moi-même. Ça fait mal.

— Pas assez pour vous faire aller sur Mars.

— D’accord ! (Il décrocha sauvagement le combiné et rappela Félix Blau.) Blau, j’ai changé d’avis. J’y vais. Tant pis si c’est complètement fou.

— Franchement, répondit Félix Blau, si vous voulez mon avis, c’est exactement ce que Palmer Eldritch veut que vous fassiez. Pour prouver votre courage, vous allez…

— Eldritch n’a aucun pouvoir sans cette drogue, dit Leo. Tant qu’il ne pourra pas m’en administrer, je serai en sécurité. Je prendrai avec moi quelques gardes du corps pour veiller à ce qu’il ne m’en injecte pas par surprise comme la dernière fois. Mais dites, vous venez quand même, hein ? (Il pivota sur son siège pour faire face à Roni.) Ça vous va ?

— Oui.

— Vous entendez ? Elle dit que ça va. Alors c’est entendu, vous venez avec moi sur Mars pour… me tenir compagnie ?

— Et si vous vous trouvez mal, je vous ferai respirer des sels, dit Félix Blau. Très bien. Rendez-vous à votre bureau dans… (Il consulta son bracelet-montre.) Deux heures. Nous mettrons au point les derniers détails. Procurez-vous un appareil rapide. J’amènerai également deux ou trois hommes en qui j’ai confiance.

— Et voilà, dit Leo à Roni en coupant la communication. Vous êtes arrivée à vos fins. Vous avez subtilisé son poste à Barney et, si je ne reviens jamais de Mars, vous avez une chance de vous asseoir dans mon fauteuil par-dessus le marché.

Il la foudroya du regard. Les femmes, se dit-il. Elles peuvent faire de nous tout ce qu’elles veulent. Mère, épouse, employée même. Elles nous entortillent comme autant de petits bouts de thermoplastique.

— Je pensais à ça, monsieur Bulero ? C’est réellement ce que vous croyez ?

Il la regarda longuement, durement.

— Oui. Parce que vous avez une ambition insatiable. C’est réellement ce que je crois.

— Vous vous trompez.

— Si je ne reviens pas de la planète Mars, viendrez-vous me chercher ? (Il attendit mais elle ne répondit pas. L’hésitation se reflétait sur son visage et cela le fit rire bruyamment.) Bien sûr que non, dit-il.

D’un air glacé, elle se leva.

— Je dois retourner dans mon bureau. J’ai de la vaisselle à juger. De nouveaux modèles en provenance du Cap.

Il la regarda partir en se disant : Au moins, je suis sûr qu’elle est véritable. Ce n’est sûrement pas Palmer Eldritch. Mais si j’en reviens, il faudra que je trouve le moyen de me débarrasser d’elle rapidement. Je n’aime pas être manœuvré.

Palmer Eldritch, s’avisa-t-il subitement, a bien pris la forme d’une petite fille… sans parler de cet horrible chien. Et si ce n’était pas Roni Fugate ? Si c’était Eldritch ?

Cette pensée le fît frissonner.

Ce qui nous attend, se dit-il, ce n’est pas l’invasion de la Terre par les Proxiens, ces créatures venues d’un autre système. Non. C’est Palmer Eldritch qui à lui tout seul se répand, gagne de plus en plus de terrain comme une mauvaise herbe. À force d’enfler, finira-t-il par éclater ? Tous ces simulacres d’Eldritch sur la Terre, la Lune, Mars. Tous ces Palmer Eldritch qui s’enflent, qui s’enflent et qui éclatent : pop, pop, pop ! Comme dans Shakespeare, une épingle à la bonne place au défaut de la cuirasse et hop ! plus de roi.

Mais dans ce cas précis, songea Leo, qu’est-ce qui ferait office d’épingle ? Et la cuirasse avait-elle seulement un défaut ? Je n’en ai pas la moindre idée, pas plus que Félix ou Barney. Et il y a gros à parier que Félix serait bien en peine de trouver le moyen de contrer Eldritch. Kidnapper Zoe, cette mégère qui lui tient lieu de fille ? Eldritch s’en moquerait. À moins que Palmer ne soit également Zoe. Peut-être qu’il n’existe pas de Zoe, indépendamment de lui. Et voilà dans quel pétrin nous serons jusqu’à ce que nous ayons trouvé le moyen de nous débarrasser de lui, songea-t-il. Trois planètes et six lunes, envahies de répliques et d’extensions d’un seul homme. C’est un véritable protoplasme que cet homme-là, avec sa capacité de se répandre, de se reproduire et de se diviser. Et tout cela à cause de cette sale drogue extra-terrestre, ce K-Priss de malheur.

Une fois de plus devant son vidphone, il composa le numéro du satellite d’Allen Faine. Quelque temps après, frêle et insubstantielle mais présente malgré tout, l’image de son premier disc-jockey se formait sur l’écran.

— Oui, monsieur Bulero ?

— Vous êtes certain que Mayerson n’a pas essayé de vous contacter ? Vous êtes sûr qu’il a bien le code ?

— Pas le moindre signe de vie. Nous sommes à l’affût du moindre message en provenance du clapier Chicken Pox. Nous avons vu le vaisseau d’Eldritch se poser à proximité – il y a plusieurs heures de cela – et nous avons vu Eldritch en sortir. Il s’est aussitôt dirigé vers le groupe de colons et, bien que nos caméras n’aient pu enregistrer les détails, il ne fait pas l’ombre d’un doute que la transaction a eu lieu sur-le-champ. Et, ajouta Faine, Barney Mayerson se trouvait parmi les colons qui sont venus accueillir Eldritch à la surface.

— Je crois comprendre ce qui s’est passé, fit Leo. D’accord, je vous remercie.

Il raccrocha. Barney est redescendu dans le clapier avec le K-Priss, se dit-il. Et aussitôt ils se sont tous mis à en prendre. À partir de là, tout était fini. Comme pour moi sur la Lune. Notre stratégie exigeait que Barney absorbe du K-Priss. Et par là même nous jouions le jeu d’Eldritch. Dès lors que Barney prenait la drogue, notre plan était voué à l’échec. Car chacun des univers hallucinatoires engendrés par le K-Priss est sous le contrôle d’Eldritch. Il est partout à la fois. Ou plutôt, rectifia Leo mentalement, ces univers sont tous dans sa tête. Je suis bien placé pour le savoir, moi qui en ai fait l’expérience.

L’ennui, songea-t-il, c’est que lorsqu’on y est entré, on ne peut plus en sortir. On croit être libre, mais ce n’est qu’une illusion. C’est un sens unique. Et pour autant que je sache, moi-même je n’en suis pas encore sorti.

C’était peu probable quand même. Mais cela prouve, se dit Leo, que j’ai encore peur de lui. Roni Fugate l’a bien vu. Assez peur (je le reconnais) pour laisser choir Barney comme il m’a laissé choir. Et encore. Barney avait-il son talent de cognitif. Il savait ce qui l’attendait avec presque autant de précision que moi a posteriori. Pas étonnant qu’il ait renâclé.

À qui de se sacrifier ? se demanda Leo. Moi, Barney, Félix Blau… qui aura le premier l’honneur de se faire gober tout cru par Palmer Eldritch ? Car que sommes-nous d’autre pour lui que de la nourriture en puissance, toute prête à être ingérée ? Ce qui nous est revenu du système proxien, c’est une bouche, une immense bouche qui finira par nous avaler tous.

Et on ne pourra pas le taxer de cannibalisme. Pour la bonne raison qu’il n’est pas humain. Je le sais. Ce n’est pas un être humain qu’il y a dans la peau de Palmer Eldritch.

Ce qu’il y avait au juste, il aurait bien voulu le savoir. Tant de choses avaient pu se passer, soit à l’aller soit au retour, dans l’immensité sans borne qui sépare le Soleil de Proxima. Peut-être est-ce arrivé, se dit Leo, dès le voyage d’aller. Peut-être, pendant dix ans, a-t-il dévoré tous les Proxiens ; puis, après avoir bien léché son assiette, nous est-il revenu bien tranquillement. Pouah ! Il en avait le frisson.

Et voilà, songea-t-il. Plus que deux heures de vie indépendante ; plus le temps qu’il faut pour accomplir le voyage jusqu’à Mars : dix heures en tout d’existence personnelle, et puis… plus rien. Et dire que, sur toute la planète Mars, cette horrible drogue est distribuée en ce moment. Que de gens capturés dans ses filets et promis à la réclusion dans les labyrinthes d’un univers hallucinatoire à tiroirs. Comment les bouddhistes de l’ONU, ceux de la clique de Hepburn-Gilbert, appellent-ils cela ? Maya. La mère de l’illusion. Tu parles. Écœuré, il allongea le bras vers son intercom afin de commander un vaisseau rapide pour le voyage. Et il me faut un excellent pilote, s’avisa-t-il. Il y a eu trop d’accidents ces derniers temps avec ces atterrissages autonomes. Je n’ai aucune envie d’aller m’éparpiller dans le paysage. Surtout ce paysage-là.

S’adressant à Miss Gleason, il demanda :

— Quel est le meilleur pilote interplanètes dont nous disposons ?

— Don Davis, fit Miss Gleason sans hésiter. Il a fait ses preuves lors de… ses voyages vénusiens, n’est-ce pas ?

Elle évitait de faire explicitement allusion au D-Liss ; même l’intercom pouvait être surveillé.

Dix minutes plus tard, tous les détails du voyage étaient réglés.

Leo Bulero se cala dans son fauteuil et alluma un énorme havane à feuille claire conservé, depuis des années sans doute, dans un humidificateur à l’hélium. Lorsqu’il le décapita d’un coup de dents, le cigare lui parut sec et cassant. Il craquait désagréablement sous la dent. Il se sentit déçu. Il avait l’air si bien conservé dans sa boîte. C’est ainsi, se dit Leo. On ne sait à quoi s’en tenir que quand on a le nez dessus.

La porte de son bureau s’ouvrit. Miss Gleason apparut, une liasse de papiers à la main.

La main qui tenait les papiers était artificielle. Elle brillait d’un éclat indiscutablement métallique. Aussitôt, il leva les yeux pour examiner le visage et le reste du corps. L’homme de Néanderthal, se dit-il. Voilà à quoi me font penser ces molaires géantes en acier inoxydable. Une immense dégénérescence. Deux cent mille ans de régression. Révoltant. Et ces yeux luxvid, ou vidlux, ou est-ce que je sais. Sans pupille. Rien qu’une fente. Fabriqués, il est vrai, par les laboratoires Jensen de Chicago.

— Allez au diable, Eldritch, fit-il.

— Je serai votre pilote, également, dit Palmer Eldritch sous la forme de Miss Gleason. Et j’avais l’intention de venir vous accueillir à l’arrivée. Mais c’est trop, j’imagine. Et trop tôt.

— Donnez-moi les papiers à signer, dit Leo en tendant la main.

— Vous avez quand même l’intention de faire le voyage ? (Eldritch semblait sincèrement étonné.)

— Oui, dit Leo en attendant patiemment les papiers.

 

Lorsqu’on a touché une fois au K-Priss, on est déchu. C’est sans doute ce qu’aurait dit Anne Hawthorne dans sa phraséologie dogmatique, fanatique et dévote. Tout comme le péché, se dit Barney Mayerson, c’est la condition préalable à la servitude. C’est la Chute. Et la tentation est la même.

Mais ce qui nous fait défaut dans le cas présent, c’est le moyen de nous racheter. Faudra-t-il aller jusqu’à Prox pour le découvrir ? Même là, il n’est pas sûr qu’il existe. Même dans tout l’univers, à vrai dire.

Anne Hawthorne apparut à la porte de la salle des transmissions du clapier.

— Tu te sens bien ?

— Parfaitement bien, dit Barney. Vois-tu, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. Personne ne nous a forcés à consommer du K-Priss. (Il laissa tomber sa cigarette par terre et l’écrasa du bout de son soulier.) Et tu ne veux pas me donner ta tablette, dit-il.

Mais ce n’était pas Anne qui la lui refusait. C’était Eldritch qui tirait les ficelles, qui le faisait languir.

Je pourrais très bien la lui prendre de force, s’avisa Barney.

— Arrête ! dit-elle. Ou dit Eldritch.

— Hé ! s’écria Norm Schein de l’intérieur de la salle des transmissions en bondissant de sa chaise, sidéré. Qu’est-ce que vous faites, Mayerson ? Laissez-la…

Le bras artificiel frappa violemment Barney. Les doigts métalliques se refermèrent sur sa gorge. Agiles et efficaces, ils cherchaient l’endroit où la mort pourrait être administrée de la façon la plus sûre. Mais Barney avait la tablette, et c’était le plus important pour lui. Il laissa aller la créature.

— Il ne faut pas faire ça, Barney, dit-elle lentement. C’est trop près de la première dose. Attention !

Sans répondre, il s’éloigna en direction de sa cellule.

— Rends-moi un service, cria-t-elle derrière lui. Partage la tablette en deux, je viendrai aussi.

— Pourquoi ?

— Ma présence sera peut-être utile.

— Je saurai me tirer d’affaire tout seul.

Si seulement, se dit-il, j’arrivais à surprendre Emily avant le divorce, avant l’apparition de Richard Hnatt dans sa vie… comme la première fois. C’est le seul moment où j’aurais véritablement une chance. Sans relâche, se dit-il. Il faudra que j’essaie sans relâche ; jusqu’à ce que je réussisse.

Il ferma la porte à clé.

Tandis qu’il absorbait avidement son K-Priss, il songea à Leo Bulero. Il s’en est sorti, lui. Probablement parce qu’il était de taille à résister à Palmer Eldritch. Ou bien Palmer lui a-t-il tout simplement lâché du fil pour le laisser s’amuser au bout de sa ligne ? Il aurait pu venir à mon secours. Quoique, là où je suis maintenant, plus personne ne puisse venir à mon secours. Même Eldritch m’a prévenu, par la bouche d’Anne Hawthorne. Même lui, il se sent dépassé. Alors quoi ? Aurais-je plongé assez loin pour échapper à son influence ? Serais-je arrivé à la limite au-delà de laquelle même lui n’ose plus s’aventurer, là où plus rien n’existe ?

En tout cas, songea-t-il, il est trop tard pour rebrousser chemin.

Il ressentait une douleur à la tête et il ferma les yeux sans le vouloir. C’était comme si son cerveau, apeuré et doué de vie, avait remué à l’intérieur de sa boîte crânienne. Il l’avait senti tressaillir. Altération du métabolisme, se dit-il.

— Au secours, fit-il à haute voix.

— Et alors ? grinça une voix masculine. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, que je vous tienne la main ? Ouvrez les yeux ou fichez le camp d’ici. Ce séjour sur Mars vous a complètement ramolli. Réveillez-vous, bon sang !

— Taisez-vous, dit Barney. Vous ne voyez pas que je suis malade comme un chien ? (Il ouvrit les yeux et se trouva face à Leo Bulero, trônant derrière son bureau de chêne massif.) Écoutez, reprit-il. Je suis bourré de K-Priss. J’en ai trop pris. Je ne sais pas où je vais. Si vous ne pouvez pas m’aider, je suis foutu.

Ses jambes pliaient sous lui comme du coton tandis qu’il se laissait tomber sur le siège le plus proche.

Leo l’examina soigneusement à travers la fumée de son cigare :

— Vous êtes sous l’effet du K-Priss, en ce moment ? (Il fronça les sourcils.) Voilà deux ans que…

— Le K-Priss est prohibé ?

— Exact : prohibé. Seigneur, je me demande si ça vaut la peine de vous adresser la parole. Qu’est-ce que vous êtes, un fantasme issu du passé ?

— Je viens de vous le dire. J’en suis bourré à bloc ! (Barney serra convulsivement les poings.)

— C’est bon, c’est bon, fit Leo en soufflant devant lui un épais nuage de fumée grise. Ne vous énervez pas. Moi aussi, j’ai été faire un petit tour dans le futur, et je n’en suis pas mort. Et puis quoi, vous êtes un cognitif, vous. Vous devriez avoir l’habitude. N’importe comment… (Il se carra dans son fauteuil, le fit pivoter puis croisa les jambes.) J’ai vu ce monument. En l’honneur de qui ? De moi. (Il lança à Barney un regard de biais puis haussa les épaules.)

— Je n’ai rien à faire ici, dit Barney. Cette période ne me vaut rien du tout. Je veux retrouver ma femme. Je veux Emily.

Il sentait monter en lui le goût amer de la déception.

— Emily, fit Leo Bulero en hochant la tête. (Il appuya sur le bouton de son intercom.) Miss Gleason, qu’on ne nous dérange pas pendant quelques instants, je vous prie. (Il reporta son attention sur Barney qu’il dévisagea avec soin.) Son mari, Hnatt… c’est bien ainsi qu’il s’appelle, n’est-ce pas ? Il s’est fait épingler par la police de l’ONU en même temps que le reste de la bande d’Eldritch. Il était lié à eux par contrat. Eh bien, on lui a laissé le choix – injuste, direz-vous, mais je n’y suis pour rien – entre une peine de prison et l’émigration. Il a émigré.

— Et elle ?

— Avec son affaire de céramiques ? Comment vouliez-vous qu’elle continue au fin fond du désert martien ? Naturellement, elle l’a aussitôt plaqué. De sorte que si vous aviez attendu…

— Êtes-vous réellement Leo Bulero ? Ou Palmer Eldritch ? Vous dites tout cela pour me tourmenter davantage, hein ?

— Palmer Eldritch est mort, dit Leo en soulevant un sourcil.

— Mais tout ceci n’est pas réel. C’est une hallucination provoquée par la drogue. Un effet de la translation.

— Pas réel, mon œil, grogna Leo. Qu’est-ce que je suis, moi, alors ? (Il pointa un index menaçant vers Barney.) C’est vous qui êtes une illusion venue du passé. Vous prenez la situation complètement à l’envers. Vous entendez ça ? (De toute la force de ses deux mains réunies, il donna un grand coup sur son bureau.) C’est le bruit de la réalité. Et je vous répète que votre ex-épouse et Hnatt ont divorcé. Je le sais, puisqu’elle nous donne toutes ses poteries à minifier. Pas plus tard que jeudi dernier, elle était dans le bureau de Roni Fugate.

L’air hargneux, il tira sur son cigare tout en continuant à foudroyer Barney du regard.

— Tout ce que j’ai à faire, dans ce cas, dit Barney, c’est d’aller la trouver.

— Oui, approuva Leo en hochant la tête. Mais il y a autre chose. Qu’est-ce que vous comptez faire au sujet de Roni Fugate ? Vous vivez avec elle dans cet univers que vous vous plaisez à qualifier d’irréel.

Suffoqué, Barney s’exclama :

— Encore ! Au bout de deux ans ?

— Et Emily le sait puisque, depuis qu’elle doit passer par Roni pour nous vendre ses céramiques, elles sont devenues copines. Elles n’ont plus de secrets l’une pour l’autre. Mettez-vous à la place d’Emily. Si elle accepte de vous reprendre, Roni est capable de lui refuser ses poteries. C’est un risque, et je parie qu’Emmie n’est pas prête à le courir. Vous comprenez, nous laissons à Roni une liberté de décision absolue, exactement comme pour vous jadis.

— Emily ne ferait jamais passer sa carrière avant sa vie privée.

— C’est pourtant ce que vous avez fait. Peut-être avez-vous fait école. Peut-être qu’Emily a appris ça à votre contact. Et de toute façon, même débarrassée de Hnatt, pourquoi Emily voudrait-elle retourner avec vous ? Elle a parfaitement réussi. Elle est connue à travers la planète entière. Et elle doit se trouver à la tête d’un joli pécule… Vous voulez savoir la vérité ? Elle a tous les hommes qu’elle veut. Elle n’a qu’à lever le petit doigt. Rendez-vous à l’évidence, Barney : elle n’a pas besoin de vous. Et puis, qu’est-ce que vous reprochez à Roni ? Franchement, si j’étais vous…

— Vous êtes Palmer Eldritch.

— Moi ? (Leo se donna un grand coup sur la poitrine.) J’ai tué Eldritch, Barney. C’est la raison pour laquelle on m’a érigé ce monument. (Sa voix était calme et contenue, mais sa figure s’était empourprée.) Est-ce que j’ai des dents en acier ? Un bras artificiel ? (Il leva les deux mains.) Alors ? Et mes yeux…

Barney se dirigea vers la porte du bureau.

— Où allez-vous ?

— Je suis certain, dit Barney en ouvrant la porte, que si j’arrive à lui parler quelques minutes…

— Inutile, mon vieux, fit Leo en secouant fermement la tête.

Barney attendit l’ascenseur dans le couloir tout en se disant : C’était peut-être réellement Leo. Et il avait peut-être raison.

Dans ces conditions, je n’ai aucune chance si Palmer Eldritch ne m’aide pas.

Anne avait raison. J’aurais dû lui donner la moitié de la tablette et nous aurions pu essayer ensemble. Anne ou Palmer… c’est la même chose. Tout se rapporte à lui. Le créateur. Voilà ce qu’il est. Le créateur et le propriétaire de tous ces mondes.

Nous ne faisons que les occuper et lui peut s’y promener à son gré. Envoyer valser les décors d’un coup de pied, renverser le cours des choses, s’incarner dans l’un d’entre nous. Dans tous même, si telle est sa volonté. Éternel, en dehors du temps, assemblage de segments originaires de toutes les autres dimensions… il a même accès à un univers dans lequel il est déjà mort.

Homme, il était parti pour Prox, dieu, il en était revenu.

À haute voix, face à la cage d’ascenseur vide, Barney implora :

— Palmer Eldritch, aidez-moi. Je veux retrouver ma femme.

Il regarda furtivement autour de lui : personne n’avait été là pour surprendre ses paroles.

L’ascenseur arriva. Les portes coulissèrent. À l’intérieur, quatre hommes et deux femmes attendaient, silencieusement.

Tous étaient Palmer Eldritch. Les hommes comme les femmes : même bras artificiel, mêmes dents d’acier… même visage décharné, aux cheveux gris et aux yeux Jensen.

Presque à l’unisson, mais pas tout à fait, comme si chacune était désireuse d’ouvrir la bouche avant les autres, les six personnes déclarèrent :

— Vous ne pourrez plus regagner votre véritable univers, Mayerson. Vous êtes allé trop loin cette fois-ci. La dose était trop massive. Je vous avais prévenu.

— Faites quelque chose, supplia Barney. Il faut qu’elle me revienne.

— Vous ne comprenez pas, firent d’un commun accord les Palmer Eldritch tout en secouant gravement la tête. (Leo avait eu la même réaction tout à l’heure ; c’était le même non catégorique.) Comme quelqu’un vous l’a déjà fait remarquer, vous êtes ici dans votre propre avenir ; un autre vous-même y est déjà installé. Il n’y a donc pas de place pour vous. Affaire de logique : au profit de qui suis-je censé détourner Emily ? Le vôtre ? Ou celui du Barney Mayerson légitime qui a vécu normalement jusqu’à la présente période ? Et ne croyez pas qu’il n’a pas essayé de reprendre Emily. N’avez-vous donc pas imaginé un seul instant qu’au moment de la séparation des Hnatt il a tenté le tout pour le tout ? J’ai fait ce que j’ai pu pour l’aider. C’était il y a plusieurs mois, juste après qu’on eut expédié Richard Hnatt sur Mars malgré ses protestations véhémentes. Personnellement, je plains Hnatt. C’était une machination montée entièrement par Leo, naturellement. Et puis d’ailleurs, vous n’avez qu’à vous regarder. (Les six Palmer firent un geste de dédain.) Comme dit Leo, vous n’êtes qu’une illusion. Littéralement, on voit à travers vous. Tenez, je vais vous dire de façon plus précise ce que vous êtes. (Des six bouches à la fois, la sentence, calmement, tomba :) Vous êtes un fantôme.

Barney les considéra sans rien dire et ils lui rendirent son regard, placidement, sans s’émouvoir.

— Essayez donc de bâtir votre vie sur de telles prémisses, reprirent-ils. Quoi qu’il en soit, vous possédez maintenant ce que promet saint Paul et qui ferait tomber en pâmoison votre amie Anne Hawthorne, si elle le savait. Vous n’êtes plus doté, comme le commun des mortels, d’une périssable enveloppe charnelle ; vous avez revêtu à la place une apparence éthérée. Quel effet cela vous fait-il, Mayerson ? (Le ton était moqueur, mais la compassion se lisait néanmoins sur chacun des six visages.) Vous n’avez plus besoin de manger, de boire, de respirer… vous pouvez à volonté passer à travers les murs ou n’importe quel objet matériel. Vous apprendrez avec le temps. Il est certain que, sur le chemin de Damas, Paul a eu une vision en rapport avec ce phénomène. Comme vous le voyez, ajoutèrent en chœur les Eldritch, mon point de vue n’est pas tellement éloigné des théories chrétiennes et néo-chrétiennes soutenues par Anne. Elles aident en effet à expliquer beaucoup de choses.

— Et vous, Eldritch, dans tout cela ? demanda Barney. Vous êtes mort, assassiné par Leo il y a deux ans. (Et je n’ignore pas, ajouta-t-il en son for intérieur, que vous endurez les mêmes affres que moi.) Quelque part en chemin, le même processus a dû s’engager pour vous. Vous avez abusé du K-Priss et vous non plus vous ne pouvez pas maintenant regagner votre temps.

— Ce monument, murmurèrent les six Eldritch en un même souffle lointain, est d’une inexactitude flagrante. Il se trouve qu’un combat spatial a réellement eu lieu au large de Vénus. J’étais (ou je suis censé avoir été) à bord du premier vaisseau. Leo était à bord du second. Nous revenions d’une conférence à trois qui s’était déroulée sur Vénus en compagnie de Hepburn-Gilbert et Leo a profité de l’occasion pour attaquer notre vaisseau. Voilà sur quelles bases ce monument a été édifié. Grâce à d’habiles pressions économiques exercées auprès des organismes politiques appropriés, Leo a su se ménager une place de choix dans les manuels d’histoire.

Deux personnes, un homme à l’allure importante suivi d’une jeune femme qui devait être sa secrétaire, débouchèrent à l’extrémité du couloir. Ils jetèrent en passant un drôle de regard à Barney et aux six créatures qui se trouvaient dans l’ascenseur.

Aussitôt, les six créatures cessèrent d’être Palmer Eldritch. Le changement s’opéra sous les yeux de Barney. Il avait maintenant devant lui six personnes tout à fait normales et dissemblables.

Barney s’éloigna de l’ascenseur. Il erra dans les corridors pendant une période de temps indéterminée puis empruntant la rampe, il descendit au rez-de-chaussée où était situé l’organigramme des Combinés P.P. Il chercha son nom et le numéro de son bureau. Comble de l’ironie, son nom était précédé du titre qu’il avait essayé de ravir par la force à Leo peu de temps auparavant : Coordinateur Prévog, hiérarchiquement au-dessus de tous les autres conseillers. Encore une fois, si seulement il avait attendu…

Sans aucun doute, Leo avait réussi à le faire revenir de Mars. Il l’avait sauvé de l’univers des clapiers. Et cela impliquait un grand nombre de choses.

Le procès envisagé – ou une quelconque stratégie de rechange – avait réussi. Ou réussirait. Et dans pas longtemps peut-être.

L’atmosphère hallucinatoire provoquée par Palmer Eldritch, ce pêcheur d’âmes, était éminemment efficace mais non pas parfaite. Elle était limitée dans le temps. S’il s’était seulement abstenu de toucher au K-Priss après la première fois…

Ce n’était peut-être pas par hasard qu’Anne Hawthorne s’était trouvée en possession d’une tablette de K-Priss. Si son hypothèse était fondée, les protestations de la jeune fille avaient été simulées ; elle lui avait tendu une perche qu’il s’était empressé de saisir sans se douter qu’il était manœuvré par Palmer Eldritch.

Et pas moyen de faire machine arrière.

Si toutefois il fallait en croire Eldritch, parlant par l’intermédiaire de Leo. Par l’intermédiaire de sa congrégation, disséminée partout. Tout reposait sur des si.

Il prit l’ascenseur jusqu’à l’étage où se trouvait son bureau.

Lorsqu’il ouvrit la porte, l’homme assis à la table de travail leva la tête en disant :

— Referme cette porte. Nos minutes sont précieuses.

Il se mit debout et Barney le détailla d’un air songeur tout en refermant docilement la porte derrière lui.

— Merci, lui dit son moi futur d’un ton glacial. Et maintenant, cesse de te tracasser pour trouver le moyen de regagner ton époque. Tu y arriveras. La technique utilisée par Eldritch affectait surtout – affecte, si tu préfères voir cela de ton point de vue à toi – l’apparence des choses, et pas forcément leur réalité intrinsèque. Tu me suis ?

— Je… je te crois sur parole.

— Naturellement, poursuivit son alter ego, j’ai beau jeu d’en parler maintenant que tout est fini. Palmer Eldritch continue à se manifester de temps à autre, parfois même en public ; mais je sais, et tout le monde, jusqu’aux lecteurs les plus ignares des homéojournaux de bas étage, sait qu’il s’agit seulement d’un fantasme. Palmer Eldritch, le vrai, est enterré quelque part sur Sigma 14-B, c’est un fait prouvé. Mais la situation est tout autre en ce qui te concerne. Pour toi, Palmer Eldritch pourrait se manifester à n’importe quel moment ; et ce qui serait un fantasme à mes yeux aurait pour toi une existence bien réelle. Il en sera de même lorsque tu retourneras sur Mars. Tu y rencontreras un Palmer Eldritch tout à fait authentique, et franchement je ne t’envie pas.

— Dis-moi seulement comment y retourner, fit Barney.

— Tu renonces à Emily ?

— J’ai peur. (Et Barney se sentit transpercé par son propre regard, chargé de la connaissance du futur.) Eh bien ? lâcha-t-il. Tu ne voudrais tout de même pas que j’essaie de t’impressionner en prétendant le contraire ?

— Ce qui donnait à Eldritch une énorme emprise sur tous ceux qui ont eu l’imprudence d’absorber du K-Priss, c’est que le retour à l’état normal est extrêmement lent et graduel. Il s’accomplit par paliers successifs, chaque hallucination se rapprochant un peu plus de la réalité que la précédente.

Parfois, le processus demande des années entières. C’est ce qui a décidé les Nations Unies à changer d’avis en fin de compte et à se retourner contre Eldritch. Hepburn-Gilbert était sincère, au début, lorsqu’il croyait que la drogue aidait à mieux pénétrer la réalité concrète. Mais plus tard tous ceux qui ont fait ou ont vu faire l’expérience du K-Priss se sont rendu compte que c’était précisément le…

— Je n’ai donc jamais récupéré après la première dose.

— Exact. Tu n’as jamais regagné la réalité absolue. Comme cela aurait été le cas si tu t’étais abstenu vingt-quatre heures de plus. Les fantasmes d’Eldritch se seraient volatilisés sans laisser de trace ; tu serais libre. Mais Eldritch a réussi à te faire absorber une seconde dose plus massive. Il savait qu’on t’avait envoyé sur Mars pour œuvrer contre lui, sans avoir la moindre idée de ce qui se tramait. Il avait peur de toi.

Étrange d’entendre dire une chose pareille. Cela sonnait faux. Avec tous les pouvoirs qu’il avait détenus et détenait encore… Mais Eldritch avait eu connaissance lui aussi du monument érigé dans l’avenir. Il savait que, d’une façon ou d’une autre, il finirait par se faire tuer.

La porte du bureau s’ouvrit brusquement.

Roni Fugate apparut sur le seuil. En les voyant, elle resta sans réaction… elle se contenta de les regarder stupidement, la bouche ouverte. Finalement, elle murmura :

— Un fantasme. Je crois que c’est celui qui est debout. Celui qui est le plus près de moi.

Encore tremblante, elle entra dans le bureau en refermant la porte sur elle.

— C’est exact, lui dit le Barney futur en la dévisageant avec attention. Tu peux d’ailleurs t’en assurer en passant ta main à travers.

Ce qu’elle fit. Barney Mayerson vit la main de Roni passer à travers son corps puis disparaître.

— J’ai déjà vu des fantasmes, fit-elle en retirant sa main. (Elle avait repris son assurance.) Mais jamais de toi, mon chéri. Tous ceux qui ont absorbé cette abomination se sont un jour ou l’autre transformés en fantasmes. Mais, depuis quelque temps, on en voyait beaucoup moins. Tu te rappelles, il y a un an environ, on ne pouvait pas faire deux pas sans en rencontrer un. Même Hepburn-Gilbert a fini par se trouver nez à nez avec lui-même. Il ne l’avait pas volé, conclut-elle.

— Tu te rends bien compte, lui dit l’alter ego, qu’il est sous la domination d’Eldritch. Même si pour nous celui-ci n’existe plus. Aussi nous devons rester sur nos gardes. D’un instant à l’autre, Eldritch peut dénaturer ses perceptions. Et le cas échéant, il n’aura pas d’autre ressource que de réagir en conséquence.

Roni s’adressa à Barney :

— Et qu’est-ce que nous pourrions faire pour t’aider ?

— Il veut retourner sur Mars, dit l’alter ego. Ils ont mis en place une machination pour détruire Eldritch en passant par les tribunaux interplanétaires. Il est censé absorber une drogue épilepsigène, le KV-7. Ne me dis pas que tu as oublié tous ces détails ?

— Non, mais l’affaire n’a jamais été plaidée, fit Roni. Eldritch a accepté un compromis. Le litige a été réglé à l’amiable.

— Nous pouvons te transporter sur Mars, dit l’alter ego à Barney, à bord d’un vaisseau des Combinés P.P. Mais cela n’arrangera rien : non seulement Eldritch te suivra et t’accompagnera pendant tout le voyage, mais encore il sera là-bas pour t’accueillir. C’est un de ses petits jeux préférés. N’oublie pas que le fantasme est libre d’aller où il lui plaît. Il n’est limité ni par le temps ni par l’espace. C’est précisément ce qui le caractérise, cela et le fait qu’il est dépourvu de métabolisme, tout au moins selon notre acception du terme. Assez bizarrement, cependant, il est affecté par la pesanteur. Bien que nos connaissances soient encore incomplètes, un grand nombre d’études ont été publiées récemment sur la question. En particulier, conclut-il sur un ton qui en disait long, sur le point suivant : comment exorciser un fantasme et le renvoyer à son propre espace-temps.

— Tu es pressé de te débarrasser de moi ? demanda froidement Barney.

— Exact, répondit son double sans se départir de son calme. De la même façon que tu es pressé de rentrer chez toi. Tu sais maintenant que tu as commis une erreur. Tu sais que…

Il jeta un regard de biais à Roni et se tut aussitôt. Il ne désirait pas faire allusion à Emily devant elle.

— Quelques tentatives ont été faites avec des électrochocs à haute tension et à faible intensité, fit Roni. Avec des champs magnétiques aussi. À l’université de Colombia, ils…

— Les meilleurs résultats jusqu’à présent, interrompit l’alter ego, ont été obtenus par la section de physique de Cal, sur la côte ouest. Le fantasme est soumis à une irradiation de particules bêta qui désintègrent la base protéique nécessaire à…

— C’est bon, dit Barney. Je vais vous laisser tranquilles. Je vais aller voir à la section de physique de Cal ce qu’ils peuvent faire pour moi.

Il se sentait vaincu, abandonné de tous, y compris de lui-même, son ultime ressource. Seigneur ! songea-t-il, en proie à une fureur amère et impuissante.

— C’est drôle, dit Roni.

— Qu’est-ce qui est drôle ? demanda l’alter ego en renversant son siège en arrière et en croisant nonchalamment les bras.

— Ce que tu viens de dire à propos de Cal. Pour autant que je sache, ils n’ont jamais fait la moindre recherche sur les fantasmes.

Elle s’adressa tranquillement à Barney :

— Demande-lui de te montrer ses mains.

— Tes mains, dit Barney. (Mais déjà l’horrible métamorphose avait commencé à se produire, dans la mâchoire, surtout, dont il reconnaissait la déformation caractéristique.) Bon, ça suffit, dit-il d’une voix indistincte.

Il lui sembla que les murs vacillaient autour de lui.

— Aide-toi, le ciel t’aidera, persifla l’alter ego. Vous croyez vraiment, Mayerson, que vous arrangez les choses en allant frapper à toutes les portes pour essayer de vous faire prendre en pitié ? J’ai pitié de vous, moi. Je vous avais prévenu de ne pas absorber cette seconde dose. Je vous libérerais volontiers si je savais comment ; et croyez-moi, j’en sais plus sur cette drogue que n’importe qui d’autre.

— Que va-t-il lui arriver ? demanda Roni à l’alter ego qui n’en était plus un du tout. (La métamorphose était achevée et c’était Palmer Eldritch qui était assis derrière le bureau, grand, les cheveux gris, renversé dans son fauteuil pivotant auquel il imprimait un léger mouvement de balancement, gigantesque monceau de toiles d’araignée séculaires empruntant, de façon presque incongrue, une forme quasi humaine.) Mon Dieu, est-ce qu’il est condamné à errer éternellement de cette façon ?

— Excellente question, fit Palmer Eldritch gravement. J’aimerais bien le savoir moi aussi. Autant pour moi-même que pour lui. N’oubliez pas que je suis dans le bain encore plus que lui. (Il s’adressa à Barney :) Vous comprenez, je suppose, qu’il n’est nullement obligatoire que vous assumiez votre Gestalt ordinaire. Vous pouvez être un vulgaire caillou, ou un arbre, ou un élément de toiture antithermique. J’ai été tout cela, et bien plus encore. Si vous devenez un objet inanimé, une vieille souche par exemple, le cours du temps n’a plus de prise sur vous. C’est une solution intéressante pour qui désire échapper à son existence de fantasme. Mais ce n’est pas mon cas. (Sa voix s’était adoucie.) Pour moi, retourner à mon espace-temps équivaut à mourir par les bons soins de Leo Bulero. Je ne puis survivre que sous ma forme actuelle. Mais vous… (Il fit un geste large en souriant faiblement.) Soyez un roc, Mayerson. Laissez s’écouler tout le temps qu’il faudra avant que disparaisse l’effet de la drogue. Dix ans. Un siècle. Un million d’années. Soyez un fossile dans une vitrine de musée.

Au bout d’un moment, Roni Fugate déclara :

— Il a peut-être raison, Barney.

Barney s’approcha du bureau, souleva dans ses mains un presse-papiers en verre et le reposa.

— Nous ne pouvons pas le toucher, dit Roni, mais il…

— Cette aptitude des fantasmes à manipuler des objets, fit remarquer Palmer Eldritch, apporte la preuve qu’ils ont une existence réelle et ne sont pas de simples projections de l’esprit. Souvenez-vous des manifestations attribuées aux revenants : ils étaient capables de projeter des objets à travers une pièce, mais eux aussi étaient incorporels.

Rivée à l’un des murs de la pièce, il y avait une plaque. C’était une récompense décernée jadis à Emily pour une série de poteries qu’elle avait exposées. Jamais il n’avait voulu s’en séparer.

— Je veux être cette plaque, décida Barney.

Elle était en bois dur, probablement de l’acajou, et en cuivre. Elle ferait un long usage et, de plus, il savait que jamais son alter ego ne l’abandonnerait. Il marcha vers la plaque en se demandant comment on cessait d’être un homme pour se métamorphoser en un objet de cuivre et de bois rivé au mur d’un bureau.

— Désirez-vous que je vous aide, Mayerson ? demanda Eldritch.

— Oui.

Quelque chose s’empara de lui et le souleva. Il tendit les bras pour essayer de résister. Invinciblement, il était attiré au fond d’un interminable tunnel dont les parois se rétrécissaient autour de lui… Il se sentait enserré de toutes parts et comprit qu’il avait fait erreur. Palmer Eldritch, une fois de plus, avait refermé son étau sur lui, démontrant de façon éclatante son pouvoir sur tous ceux qui avaient touché au K-Priss. Eldritch était intervenu, il ne savait pas dans quel sens, mais ce qui était arrivé n’était pas ce qu’il avait dit. Pas ce qui avait été promis.

— Que le diable vous emporte, Eldritch, fit Barney.

Il n’entendait même pas sa propre voix. Il n’entendait rien. Il descendait toujours, immatériel, affranchi à présent des lois de la pesanteur, devenu moins encore qu’un fantasme.

Laissez-moi au moins quelque chose, Palmer, implora-t-il silencieusement. Par pitié. Mais sa prière, il le savait, avait déjà été rejetée. Palmer Eldritch avait agi depuis longtemps… il était trop tard ; il avait toujours été trop tard. Mais j’irai jusqu’au bout du procès, se promit Barney. Je trouverai le moyen de retourner sur Mars, d’avaler la toxine et de passer le reste de mon existence à me battre devant les tribunaux interplanétaires… et je gagnerai. Pas pour Leo ni pour les Combinés P.P., mais pour moi.

Il entendit alors un grand rire. Le rire de Palmer Eldritch, mais émergeant de…

Sa propre bouche.

Il regarda ses mains, distingua la gauche, pâle, rose, faite de chair et de peau, couverte d’un léger duvet et presque invisible, puis la droite, brillante, parfaite de simplicité mécanique, tellement supérieure à l’originale depuis longtemps oubliée.

Il savait maintenant ce qui lui était arrivé. Une super-translation – de son point de vue tout au moins – avait été accomplie, vers laquelle tous les événements précédents avaient peut-être convergé.

C’est moi, s’avisa-t-il, que Leo Bulero tuera. C’est ma mort que commémorera le monument.

Je suis Palmer Eldritch.

Dans ce cas, songea-t-il au bout d’un moment tandis que le décor autour de lui semblait s’affermir et se clarifier, je me demande comment il s’en tire avec Emily.

Mal, j’espère.